Le pont Royal et le védutiste
Le Pont Royal, comme ses deux aînés le pont Marie et le Pont-Neuf, a été construit durant l’ancien régime. A la différence de ceux-ci, il est construit en moins de quatre ans, son financement est pris en charge par la couronne, un védutiste a documenté sa construction et à aucun moment il ne reçut de constructions.
Bien que « livré » en 1689, quatre-vingt-six ans après le Pont-Neuf, le pont Royal accompagne et anticipe l’extension de la rive gauche vers l’ouest. Sa naissance et son histoire sont pourtant antérieures de quelques dizaines d’années. En 1550, le Pont-Neuf, le collège des Quatre-Nations et la place Dauphine n’existent pas et la tour de Nesle marque la limite de la ville sur la rive gauche. Pourtant cette année-là, Henri II autorise un bac en aval au niveau de l’actuelle rue de Beaune — sans grande utilité — jusqu’à ce que Catherine de Médicis commence la construction du palais des Tuileries en 1564 et qu’en 1594 Henri IV décide la galerie du bord de l’eau pour relier le Louvre au palais. Ces deux travaux rendent alors le bac indispensable pour les carriers qui acheminent les pierres extraites des carrières de Vaugirard en rejoignant la Seine par ce qui deviendra la rue du Bac.
Un pont entre un palais et presque rien
Au début du XVIIèmesiècle, la rive gauche en aval de la tour de Nesle reste essentiellement la propriété de l’abbaye de Saint-Germain et de l’Université qui lui a racheté ce qui deviendra le Pré-aux-Clercs : un espace jusqu’alors utilisé pour les cérémonies de la basoche, les duels et autres activités physiques. En 1605 la reine Marguerite de Valois, fille de Catherine de Médicis et première femme du Vert-Galant rentre de son exil forcé. A la suite d’une « déconvenue amoureuse » alors qu’elle occupe l’hôtel de Sens, elle se fait construire sur la rive gauche de la Seine, sur un terrain acheté à l’Université et adossé au Pré-aux-Clercs, un Hôtel auquel elle adjoint un parc qui longe le fleuve jusqu’à l’actuel musée d’Orsay. Elle meurt en 1615 et lègue ses biens — et ses dettes — à Louis XIII qui, en 1623, revend le parc et les dépendances à des financiers emmenés par Louis Le Barbier — se présente comme Contrôleur de forêts d’Île de France — qui lotissent le parc et tracent sur les allées du jardin ce qui deviendra les rues de Verneuil, de Beaune, de Poitiers… Cette même année une requête est adressée au roi pour la construction d’un pont en bois. En 1631 il donne son accord à ce projet qui se fera en prolongement de l’actuelle rue de Beaune sous le nom de Barbier (mais aussi appelé Sainte-Anne ou pont Rouge) et sera terminé en 1632. Puis les catastrophes s’enchaînent : coupé par les eaux en 1642, réparé en 1649, refait en 1651, incendié en 1654, emporté par les eaux en 1656, refait en 1660, réparé en 1673 et enfin emporté par une crue en 1684.
C’est au début de l’année 1685 qu’est soumis le devis à la réalisation d’un pont en pierre. François Michel Le Tellier Marquis de Louvois vient de succéder à Colbert dans la charge de Surintendant des Bâtiments du roi. Dès le début Louis XIV en assume le financement. Singularité qui explique le qualificatif actuel de Royal ; encore que longtemps il fut appelé indistinctement pont des Tuileries (Traité des ponts 1728) ou pont du Louvre (gravures de Lieven Cruyl). Le dessin du pont est dû à Jules Hardouin-Mansart qui vient d’être nommé Inspecteur Général des Bâtiments du Roi. Il sera suivi d’une adjudication de 675000 Livres approuvée le 10 mars au profit de Jacques Gabriel (IV), architecte du roi et cousin par alliance de Jules Hardouin-Mansart. Son beau-frère Pierre Delisle-Mansart se porte caution de la réalisation avec Ponce Cliquin charpentier des bâtiments du Roi. Gabriel meurt le 18 juillet 1686 date à laquelle sa femme reprend la suite des travaux en cours en se faisant aidé par son frère.
Une construction très rapide
Intervient alors un troisième personnage dans l’organigramme. François Romain né à Gand en 1646 est entré chez les Dominicains à Maëstricht à 26 ans et ses études le classent dans les meilleurs architectes de son époque. Jean-Jacques de Mesmes, comte d’Avaux a — comme ambassadeur de Louis XIV — participé au troisième traité de Nimègue qui clôt la guerre de Hollande (son oncle Claude faisait partie des diplomates qui ont négocié le traité de Westphalie). Érudit et bibliophile il est entré à l’Académie Française en 1676 et vient de construire — en 1680 — dans un fief récemment acquis, l’église Saint-Didier d’Asfeld qui prend la forme d’une viole de Gambe. Fançois Romain en est l’architecte et le maître d’œuvre, c’est sa première réalisation. En 1684 il vient de terminer la reconstruction de la première pile du pont de Maëstricht à la demande des édiles de la ville, inquiets de l’état de leur pont.
A la demande de Louis XIV il vient à Paris dès le début de l’année 1685 et est nommé Inspecteur Général des travaux (son premier défraiement apparaît dans les comptes le 1eravril 1685, trois semaines après l’adjudication). Son rôle a, semble-t-il, été déterminant mais sujet à controverse. Ce dont on est certain c’est que le dessin du pont proposé par Jules Hardouin-Mansart a été respecté à l’exception des « trompes d’ébrasement » qui raccordent le pont aux quais — qui ne figuraient pas dans le devis initial — et qui permettent aux carrosses une courbe de sortie ou d’entrée plus large. La première pierre est posée le 26 octobre 1685, sept mois après l’adjudication ; accompagnée d’une cassette renfermant 13 médailles dont une en or figurant le buste du roi et douze en argent rappelant les faits marquant du règne entre 1663 et 1684. Le pont est terminé pour l’essentiel à la fin de l’année 1687 date à laquelle sont sculptées les armes de France de l’arche centrale ; même si la réception définitive par Libéral Bruant s’est faite les 13 et 14 juin 1689.
Des solutions novatrices
La difficulté tient au fond du fleuve composé de deux couches de sables à granularité différentes (sujet aux affouillements). D’après le devis, la plate-forme de charpente de fondation devait se situer 15 pieds sous l’étiage, une profondeur très supérieure aux habitudes. Les tenants d’une intervention originale du frère François mettent en avant un dragage du cours du fleuve suivi de l’échouage d’un bateau rempli de matériau et entouré de pieux battus sous l’eau. On forme ensuite une espèce de caisse contenant des assises de pierres cramponnées, attenantes à ses parois et consolidée par de longs pieux de gardes. Puis le vide est rempli de moellons et de mortier de pouzzolane. Cette fondation, par sa conception, forme un poids beaucoup plus considérable que celui initialement prévu.
Le pont Royal marque une rupture avec les ponts construits alors. A la différence de ses aînés, les cinq arches en anse de panier ont des ouvertures variant de 23,4 mètres pour l’arche centrale à 20,8 mètres pour les arches de rives (22,4 pour les deux arches intermédiaires). Ces arches en anse de panier, sont prises en référence de toutes les constructions entreprises par la suite et sa sobriété d’ornementation — un demi boudin de pierre accolé à la base du parapet — s’impose au XVIIIème siècle. Jacques Gabriel (V) prendra d’ailleurs le même modèle pour la construction du pont de Blois. Alors que le Pont-Neuf et le pont Marie ont, dans leur histoire, reçu d’importantes réparations, le pont Royal a été modifié à la marge. En 1859 l’épaisseur des voutes est réduite d’un tiers pour réduire la pente du dos d’âne et abaisser la chaussée.
Sous l’œil d’un védutiste
Autre fait marquant, ce pont a fait l’objet d’une illustration riche d’enseignement quant aux techniques et outils utilisés. Ces images sont l’œuvre d’un védutiste, Liévin Cruyl, né à Gand en 1640, ecclésiastique, architecte, dessinateur de monuments, graveur à l’eau forte précise sa biographie publiée par l’académie royale des sciences, des lettres et des beaux arts de Belgique. De 1660 à 1664 il est vicaire à Gand mais montre son intérêt pour l’architecture et fournit un projet pour l’achèvement de la tour de l’église Saint-Michel. À la même époque François Romain n’est toujours pas chez les dominicains de Maëstricht. Se sont-ils connus ? rien n’est écrit… mais Gand (±40000 habitants à cette époque), leur parcours et leur formation le laissent imaginer.