Dalou triomphe place de la Nation
Le Triomphe de la République est l’œuvre iconique de Dalou. De retour d’exil à Londres après son engagement durant la Commune de Paris il mettra 20 ans à réaliser son chef-d’œuvre ; on retrouve dans sa réalisation la marque de toutes ses exigences.
Si l’élection de Jules Grévy le 10 janvier 1879 à la présidence de la République après la démission de Mac Mahon est souvent prise en référence de la fin du mouvement de balancier entre les partis bonapartiste et royalistes ; elle ouvre aussi une période d’apaisement après la Commune de Paris. La Présidence est transférée au palais de l’Élysée ; le parlement quitte Versailles pour Paris ; la Marseillaise devient hymne national et le 14 juillet fête nationale. Par étapes successives, grâces et amnisties sont accordées aux Communards (souscriptions nationales pour des monuments à Auguste Blanqui et Victor Noir) ; et les valeurs républicaines mises en avant : la place du Château d’eau devient place de la République et la place du Trône place de la Nation.
Le 18 mars 1879, le Conseil Municipal de Paris lance un concours pour une statue monumentale de la République. Dalou, s’y consacre avec d’autant plus d’enthousiasme que le projet signe son engagement républicain et prépare son retour à Paris. Vers la mi-septembre le projet est envoyé à Paris. Pour des facilités de transport il est découpé dans 20 caisses différentes, reconstitué durant quinze jours et finalement exposé peint d’ocre jaune pour masquer les « coutures ». Au palais des beaux-arts, 83 projets sont exposés. Celui de Dalou reçoit du public tous les éloges et le critique d’art Castagnary, membre du jury, propose, sans délibération, de décerner le prix au projet de Dalou.
Sa proposition est rejetée et, après beaucoup de discussion, le jury décide de juger la qualité du projet uniquement sur la qualité de la statue représentant la République, sans tenir compte de la mise en scène. Après dix tours de scrutin la statue de Dalou est écartée mais un peintre du jury membre du Conseil Municipal Jobé-Duval, suggère, appuyé par M. Herold autre membre du jury, sénateur et préfet de la Seine que l’œuvre soit acquise par la ville de Paris. Dalou repart effondré à Londres — il ne reviendra définitivement à Paris qu’au début de 1880 — mais reçoit rapidement la confirmation de la ville de Paris pour l’édification de son projet sur la place du Trône, future place de la Nation.
Changement d’échelle
Sur un char tiré par deux lions (la force populaire) guidés par le flambeau d’un génie de la Liberté, flanqué de la Justice et du Travail qui « poussent à la roue » ; la République, juchée sur un globe et appuyée sur les faisceaux de la Loi triomphe, commande et apaise. Derrière, la Paix dispense ses pétales de fleurs. Des enfants porteurs de l’Instruction (avec le Travail), l’Équité (avec la Justice) et l’Abondance (avec la Paix) les accompagnent. Dans le projet initial les cinq grandes figures mesurent 3 m de haut elles sont portées à 3,5 m. Dalou évaluait le prix à 70000 Francs — calcul au plus juste pour toutes ses commandes « républicaines » — et 140000 Francs sont budgetés pour la fonte de l’œuvre. Puis pour le même prix, il porte la hauteur des grandes figures à 4 mètres.
Pour la réalisation de son œuvre le préfet de la Seine met à la disposition de Dalou sur un terrain de la ville de Paris rue de Montessuy* un atelier aux proportions suffisantes pour son œuvre : 30 x 25 m sur 15 m de haut. Disposant d’un tel espace Dalou demande à la ville de Paris de porter la taille des personnages principaux à 4,5 mètres de haut (+50% que le projet initial), la taille de l’œuvre sera alors de 22 x 8 m pour 12 m de haut. La ville accepte …et Dalou ne varie pas son prix qui sera très largement dépassé — de 30000 Francs — mais accepté après examen des comptes et attribution d’une indemnité de 20000 Francs « en compensation de son travail ».
Exigences sourcilleuses
Le changement de proportion par rapport à l’œuvre initialement acceptée pose cependant des problèmes de réalisation d’une autre ampleur que ceux imaginés avec des personnages de 3 mètres de haut et assez vite, les petites erreurs de proportions de l’esquisse au 1/10 deviennent impossibles à taille réelle. Pour récapituler l’ensemble du travail réalisé il faut partir de l’esquisse au 1/10, sa première exécution à taille réelle est détruite et abandonnée… Reprise des nus des dix statues au 1/6 (0,75 m pour les adultes) puis les mêmes habillés et exécution définitive du modèle en pleine dimension. Recommencer le modèle nu et habillé de la République, sculpture à même le plâtre de celle-ci. Enfin nouvelle réalisation des lions, du char, des ornements et des attributs…
Il fallut dix ans à Dalou pour achever le plâtre de l’œuvre. Tenant l’œuvre pour terminer le Conseil Municipal demande son élévation sur la place pour le centenaire de la Révolution Française et l’exposition universelle de 1889. Dalou, considérant son travail comme inachevé, refuse. C’est sous la pression amicale d’Adolphe Alphand conjugée à la menace du Boulangisme sur la République qu’il cède. Le 20 septembre 1889 le monument en plâtre recouvert d’une couche de peinture est inauguré par Sadi Carnot et Jules Dalou reçoit la croix d’officier de la Légion d’honneur.
Une fonte chaotique
Le budget de 140 000 Francs initialement prévu pour des personnages de 3 mètres de haut laisse le choix du fondeur à Dalou qui préfère une fonte à la cire perdue à une fonte au sable. Il reproche à cette dernière d’être « féconde en imprévus » et obligee des ciseleurs à intervenir sur le moule… Très en vogue au XVIIe et XVIIIe, la fonte à la cire perdue est aux yeux de Dalou garante d’une qualité fidèle à l’original. Seul petit problème : le savoir-faire en 1880 est quasiment perdu pour les œuvres de grande taille.
Un dernier fondeur Mr Bingen, dont l’atelier rue des Plantes à Montrouge produit des œuvres relativement grandes, se dit prêt à relever le défi. Son devis (260000 Francs) est équivalent à celui proposé par les établissements Thiébaut pour une fonte au sable. Le Conseil Municipal juge l’entreprise hasardeuse mais accepte le 6 août 1885 la proposition de Mr Bingen de faire l’expérience sur la statue de la Justice. Celle-ci est réalisée en 1887 et Mr Voisin, rapporteur de la commission du Conseil des Beaux arts, déclare le résultat « au-delà de toutes ses espérances ». A la suite de ce rapport, le Conseil budgète la fonte selon le procédé à la cire perdue pour 250000 Francs.
Pour autant, la fonte des autres éléments de l’œuvre s’avère beaucoup plus difficile à produire. En 1895, seuls le torse du Forgeron, les enfants de l’Instruction et un de la Corne d’abondance sont fondus. Entre temps les moules déjà préparés se dégradent exposés aux intempéries ou aux chocs des transports. Pour finir, une commission considère le travail réalisé comme nul et fait pratiquer la saisie à titre conservatoire de toutes les pièces fondues — moules et modèles — et Dalou consent à la fonte au sable de ce qui reste par le fondeur Thiébault.
La récupération de toutes ces pièces met en évidence la dégradation de nombre d’entre-elles et un dudget de 10000 Francs est accordé à Dalou pour qu’il veuille bien s’occuper de ce travail. Quatre ans sont encore nécessaires pour l’achèvement du monument. En 1899 un contexte politique difficile pousse le Conseil Municipal, comme en 1889, à faire de l’inauguration de cette version définitive du Triomphe de la République un événement politique. C’est le 19 novembre 1899 qu’un cortège ; rassemblant les organisations ouvrières et syndicales, les loges maçoniques, les ligues républicaines au-delà de toutes nuances, les maires et les adjoints de la plupart des grandes villes de France ; part de l’Hotel de ville et remonte le faubourg Saint-Antoine accompagné de la foule. Arrivé sur la place de la Nation le nouveau président de la République Émile Loubet, fait Jules Dalou Commandeur de la Légion d’honneur.
Source documentaire : Dalou, sa vie et son œuvre. Maurice Dreyfous, éditeur : H Laurens, 1903.
* (anciennement rue Desgenettes)