Du Pont-Neuf d’Henri III…
Rêvé par Henri II, commencé par Henri III et fini par Henri IV le Pont-Neuf, connu comme le plus ancien pont de Paris, marque une rupture avec les pratiques d’alors qui voulaient que tous les ponts soient couverts d’échoppes et d’habitations ; et rupture dans son usage qui, au final, transforme le pont en « agora » avec des trottoirs très surélevés qui isolent et sécurisent les piétons
Des choix audacieux
Son emplacement tout d’abord. À la lisière de la ville il franchit la Seine dans sa plus grande largeur (aujourd’hui, seuls les ponts du périphérique sont plus longs). Toute la pointe ouest de l’île de la Cité constituée jusqu’alors de deux îlots fréquemment inondés et mouvant ; a du être aménagée. Sur la rive droite ce n’était du Louvre au pont au Change qu’une suite de berges sans arbres ni vie, appelée Vallée de la misère ; un coupe-gorges où personne ne s’aventurait sans effroi. Rive gauche le quartier est radicalement différent. En 1312, Philippe IV Le Bel a fait construire un quai en pierre de taille pour éviter l’érosion des berges sous l’assaut incessant des crues de la Seine. Se dressent alors des hôtels particuliers en front de Seine où habitent nobles, financiers et grands bourgeois qui profitent d’une vue imprenable sur le palais du Louvre, centre de gravité du pouvoir depuis Henri II. S’y rendre obligeait à traverser la cité par le pont Saint-Michel et le pont au Change et devenait une véritable expédition qui obligeait bien souvent à coucher rive droite… Qui plus est la saturation de ceux-ci et leur manque de solidité avait amené à en interdire la pratique aux charrois et à l’artillerie. Seul le pont Saint-Michel reconstruit en 1549 offrait quelques gages de solidité sans résoudre les problèmes de saturation.
La construction d’un pont reliant le faubourg Saint-Germain et le quai de la mégisserie — alors appelé quai de l’école — fut un temps envisagée en 1550 par Henri II mais la ville en ayant refusé la charge financière l’idée est abandonnée. Henri III en 1577 prend la décision d’en assurer la construction ; augmente la taille royale, au taux de un sous par livre levée (±5%), dans les Généralités de Paris, Champagne, Normandie, Picardie pour le financer et nomme les membres d’une commission chargée de sa mise en œuvre. Le 24 novembre un « portrait en papier » du pont est présenté à la commission qui l’approuve (probablement la peinture actuellement au Musée Carnavalet). Cette peinture, que l’on pourrait croire inspirée du pont Saint Ange à Rome serait aujourd’hui qualifiée de « vue d’artiste ». A la différence des ponts de cette époque aucune boutique ou maison d’habitation ne sont visibles sur le pont qui traverse la Seine en douze arches (8 sur le grand bras et 4 sur le petit) ; en revanche deux arcs de triomphe en entrée et sortie « maîtrisent » le pont, deux obélisques pointent les axes des grand et petit bras et un pavillon central recouvre le passage central… Le 19 février le roi adopte le projet et presse à l’exécution.
Des rebondissements
Le 23 avril 1578 lors de la mise en adjudication des travaux, la commission prend l’avis de Baptiste Androuet du Cerceau architecte du Roi — et membre des Quarante-cinq Gentilshommes ordinaires d’Henri III — qui suivra étroitement l’évolution des travaux. Fils de Jacques Ier et frère de Jacques II, Baptiste Androuet du Cerceau a l’originalité, alors que commence les guerres de religion, de faire partie de la garde rapprochée du roi comme architecte alors qu’il est connu comme huguenot. Le duc de Nevers, dans ses Mémoires, dresse le portrait d’un homme diligent, actif et soigneux aux commandements qui lui étaient faits. Ajoutant que ledit du Cerceau a bien fait pénitence en sa charge, ayant en fait plus de pourtraits de monastères, églises, chapelles, oratoires et autels pour dire la Messe, que jamais architecte en France en ait fait en cinquante ans, et non seulement il les a fait en papier, mais il les a fait faire de bonne pierre et massonnerie. Reste à préciser que le rôle d’architecte du Pont-Neuf ne recouvre pas le sens qu’on lui reconnaît aujourd’hui. C’est plutôt à la commission que l’on doit la responsabilité de maître d’ouvrage.
Le 31 mai, la première pierre est posée par Henri III avec Catherine de Médicis et la reine Louise de Vaudémont (ce matin-là le roi inhumait deux de ses « mignons »). A partir du 9 juin des visites hebdomadaires suivent l’évolution des travaux et, à la fin de l’automne, les fondations des quatre premières piles affleurent du petit bras. Au printemps 1579, plusieurs bouleversements modifient la poursuite des travaux. Le premier d’entre eux vient d’une réflexion de Pierre Des Illes* — un des maîtres-maçons adjudicataires — qui remarque qu’il est impossible de concevoir le pont en ligne droite. Le deuxième tient aux fondations jugées trop instables de la quatrième arche qui devait servir de culée nord du petit bras. Enfin, la commission exige que le pont soit repensé pour accueillir des échoppes et des habitations. Cette exigence implique d’élargir le tablier à 23,7 m. Les piles du grands bras n’étant pas commencées c’est dans les travaux entrepris sur le petit bras que les modifications seront les plus importantes.
Des solutions novatrices
Aussi est-il demandé deux plans qui tiennent compte de ces imprévus étant entendu que les travaux commencés sur le petit bras ne pouvaient être remis en cause. Pierre Des Illes présenta son plan le 30 juin 1579 et Baptiste Androuet Du Cerceau le 3 juillet ; ce sont les traces de la rétribution de ces deux plans qui fondent à attribuer la paternité du pont à ces deux architectes. Le 12 juillet la commission entend en débat contradictoire sept experts pour, au final, retenir les choix de Du Cerceau pour le petit bras avec cinq arches et ceux de Des Illes pour le grand bras avec sept arches. De ces modifications résultent la taille du terre-plein central initialement prévue sur 28,5 toises et réduit à 19,5 qui fera alors office de culée ; l’ouverture des arches du grand bras comprise entre 16,4 m et 19,4 m alors qu’elles varient entre 9 m et 16,70 m pour le petit bras. ; la longueur des avant et arrière becs du grand bras en débord des demi-lunes alors qu’ils sont à leur aplomb sur le petit bras. La modification de la largeur du tablier alors que les piles du petit bras sont déjà construites, oblige alors à déroger à la règle qui voulait que la longueur des piles soit égale à la largeur du tablier. Androuet-du-Cerceau dut se servir des becs avant et arrière comme d’une pile porteuse des demi-lunes : ainsi virent le jour — selon la formule consacrée — des « cornes de vache » dessinées avec un soin particulier qui aboutit à un heureux jeu de volume.
À la suite de ces modifications un nouveau marché est conclu le 25 novembre 1579 avec Pierre Des Illes, Guillaume Marchant et François Petit. Enfin, bien que Pierre Des Illes mourût entre octobre 1583 et mars 1584, les deux projets de Du Cerceau et Des Illes seront fidèlement suivis et réalisés jusqu’en 1607 (Baptiste du Cerceau meurt, lui aussi, avant l’achèvement des travaux en 1604).
Entre 1581 et août 1587 les fondations des piles du grand bras et les trois culées restantes sont achevées. Germain Pilon, sollicité à la réalisation des 381 mascarons de la corniche, a commencé ses sculptures sans qu’on sache jusqu’à quel point est allée son intervention. Germain Pilon meurt en 1590 alors que les arches du petit bras ne sont pas terminées, que les travaux sont arrêtés depuis deux ans du fait du manque de financement et de la reprise des guerres de religion. Il est douteux que les mascarons soient réalisés à cette époque et plus vraisemblable que son atelier — ou des sculpteurs indépendants — les ait produits sur ses dessins. Six masques réalisés sous la direction de Germain Pilon sont conservés au musée Carnavalet et dix au musée de Cluny. On a une lecture beaucoup plus précise des restaurations de ces mascarons en 1848 : 97 mascarons amont du grand bras (re)sculptés par Maindron et 96 par Barre en aval ; 62 mascarons amont et 59 aval du petit bras seront repris par Fontenelle et Lavigne.
* Selon les sources on retrouve plusieurs orthographes pour deux des entrepreneurs : Pierre Des Illes, Pierre Des Isles ou Pierre Des Iles ; et Guillaume Marchant ou Guillaume Marchand. Nous avons retenu celles utilisées par François Boucher.
Sources documentaires : Le Pont-Neuf, François Boucher, Chez le Goupy, 1925. Paris sous les premiers Bourbons, René Pillorget, Nouvelle histoire de Paris. Dictionnaire historique de Paris, La pochothèque. Le Pont en France avant le temps des ingénieurs, Jean Mesqui, Grands manuels, Picard 2000. Baptiste Androuet du Cerceau, architecte de la cour de Henri III, David A. Thomson, Bulletin Monumental, tome 148, n°1,année 1990. pp. 47-81.